En 2023, la Suisse s’est classée avant-dernière sur 90 pays en ce qui concerne l’indice d’ingérence de l’industrie du tabac, ce qui démontre sa vulnérabilité à l’influence de ce secteur.1 L’une des méthodes employées par les cigarettiers pour exercer cette influence est le soutien financier à divers projets culturels et sociaux en Suisse. Bien que ces financements incluent parfois des contreparties visibles et directes, comme la possibilité de vendre et de promouvoir ses produits lors de festivals, une grande partie de ces contributions financières semble être offerte gratuitement, à titre philanthropique. En public, les cigarettiers assènent constamment que ces versements ne s’intègrent pas dans leur stratégie commerciale. Cependant, leurs documents internes montrent que, non seulement ils choisissent avec soin les structures qu’ils soutiennent, mais aussi que la charité et le soutien à la culture sont vues comme des « armes » à mobiliser pour augmenter leur influence. En se présentant comme bienfaitrice, l’industrie renforce son influence, améliore son image auprès de ses employés, de la société et des décideurs, et se construit un réseau d’alliés susceptibles de soutenir sa cause en cas de besoin. Elle a depuis longtemps compris les avantages du sentiment de réciprocité et de redevabilité des organisations qu’elle soutient financièrement, lesquelles finissent, tôt ou tard, par défendre publiquement ses intérêts.
Bien que les partenariats avec l’industrie du tabac soient largement interdits dans les autres pays européens, ce n’est pas le cas en Suisse, où les cigarettiers continuent de financer de nombreux évènements et institutions.
Domaine culturel
Tant Japan Tobacco International (JTI) que Philip Morris International (PMI) financent de nombreuses institutions actives dans le domaine de l’art. JTI est ainsi un « grand mécène » du Grand Théâtre de Genève,2 est un des « partenaires » du Musée d’art moderne et contemporain (MAMCO) de Genève,3 le « partenaire communautaire » du festival de musique classique de Verbier,4 et constitue un des « sponsors » du Kunsthaus Zurich.5 PMI est un des « partenaires » du Musée cantonal des beaux-Arts de Lausanne6 et un des « sponsors » des expositions de la Fondation de l’Hermitage à Lausanne.7
En effet, les subventions publiques ne couvrent qu’une partie du budget de ces institutions. Un rapport de 2001 estimait à 14% la part du financement des activités culturelles assurée par les entreprises privées en Suisse.8 La contribution de l’industrie du tabac est minime, probablement autour de 0.6-0.8% selon les informations recueillies, même si les institutions financées laissent parfois entendre que leur survie serait menacée sans ce soutien. Plusieurs exemples, comme celui des Swiss Indoors, qui ont dû cesser d’être financés par Davidoff en 2010 pour se conformer à une directive de l’UE sur la publicité transfrontalière pour le tabac9 et qui se portent aujourd’hui très bien, montrent que l’arrêt du financement par l’industrie du tabac ne met pas en péril la survie de ces événements ou structures.
Ces contributions à des institutions prestigieuses permettent aux cigarettiers d’apparaître sur internet aux côtés d’entités officielles tels que les cantons, les communes et les universités, mais aussi, plus concrètement, de rencontrer les représentants de ces entités lors des soirées d’inauguration ou de gala des institutions.
Le partenariat avec les organisations culturelles vise également à séduire les employés de l’industrie du tabac.10 L’objectif est que ceux-ci, qui bénéficient souvent de billets d’entrée gratuits, aient l’impression de contribuer à une entreprise philanthropique en soutenant le rayonnement d’institutions artistiques.
Domaine social
PMI publie chaque année un document recensant a priori toutes ses donations « charitables ».11 En Suisse, en 2023, la multinationale a ainsi donné 20’000 CHF à la Opferberatung Zürich (prévention des violences domestiques et soutien aux victimes), 25’000 CHF aux Cartons du cœur (distribution de produits de première nécessité) et 20’000 CHF à Aide suisse à la montagne (aide au développement des régions de montagne). Le site n’est pas exhaustif, ce qui illustre l’opacité dans les financements octroyés par les cigarettiers. En 2023, PMI a par exemple versé 69’200 CHF au Centre Social Protestant (CSP) de Neuchâtel. Ce versement n’apparaît pas dans le recensement de la multinationale mais il est salué dans le rapport d’activité du CSP qui remercie PMI pour ce « don extraordinaire ».12
Les contributions sociales de JTI ne sont pas recensées sur son site, mais l’entreprise a créé en 2001 la JTI Foundation, qui finance des projets dans 25 pays. En Suisse, la fondation soutient actuellement REDOG (entraînement des chiens de secours) avec un financement de 200’000 CHF pour les années 2023 et 2024. Elle accorde également 260’000 CHF à l’association International Social Service, qui vient en aide aux personnes migrantes.13
La participation des employés est aussi au cœur des engagements sociaux des cigarettiers. JTI invite ses employés à participer aux distributions alimentaires de l’association Partage, une banque alimentaire genevoise.14 De son côté, PMI valorise et finance à hauteur de près de 100’000 CHF en 2023 le programme interne « Projects with a Heart », qui encourage les employés à proposer des actions humanitaires à l’échelle mondiale.15
Produire et commercialiser un produit addictif et mortel
Avec la Biélorussie, la Suisse est le seul pays d’Europe à encore autoriser le parrainage de festivals par l’industrie du tabac. Ce type de partenariat suit une logique particulière, les cigarettiers exigeant des contreparties spécifiques en échange de leur contribution financière. Celles-ci se manifestent sous forme de points de vente, d’espaces publicitaires et de distributions d’échantillons. Le Montreux Jazz Festival, le Paléo Festival Nyon, l’Openair Frauenfeld et l’OpenAir St. Gallen comme au moins une dizaine d’autres festivals suisses, possèdent un partenariat commercial avec une industrie du tabac. Mais ces accords n’apparaissent ni sur les sites des festivals, ni sur ceux des cigarettiers.
Ce type de mécénat permet aux cigarettiers d’établir des contacts privilégiés dans le monde de la culture. De plus, ce soutien incite les acteurs culturels à s’opposer publiquement aux régulations susceptibles de mettre en péril ce financement. Cela a été particulièrement notable avant la votation de février 2022 sur l’initiative « Enfants sans tabac ».16,17 Pascal Frei, le responsable de la communication de l’OpenAir St. Gallen, avait clairement évoqué la possibilité d’augmenter le prix des billets en cas d’acceptation de l’initiative, argument largement utilisé par les opposants. De même, le secrétaire général du Paléo Festival Nyon avait mentionné la possibilité de réduire la qualité de sa programmation.18
Les cigarettiers ont conscience que, pour maximiser l’efficacité de leurs dons, ceux-ci doivent paraître désintéressés. Ils affirment donc que leur « engagement » est celui d’une entreprise « citoyenne et responsable » et soutiennent que « [leurs] participations aux institutions culturelles sont totalement étrangères à [leurs] opérations commerciales ».19 L’étude de leurs documents internes montre une réalité bien différente.
Un des documents qui résume le mieux les objectifs commerciaux de l’industrie et qui explique son soutien à la culture et aux organisations humanitaires, est un schéma figurant dans les objectifs du département des affaires corporatives de Philip Morris USA (PM USA) pour l’année 1992.20 Les actions visant à influencer les décisions législatives en faveur de l’entreprise y sont détaillées. Outre le lobbying et les dons aux partis politiques, on y retrouve également les activités civiques de l’entreprise, les donations caritatives et l’organisation d’événements culturels, toutes considérées comme des leviers stratégiques équivalents.
Figure 1 Les programmes de Philip Morris pour influencer les législations, 1992. Traduction : Sept programmes sont identifiés comme influençant directement le législateur et par conséquent les « actions/décisions politiques » (en sens horaire depuis en bas à gauche) : Causes /œuvres de charité choisies, Média, Contact direct, Idéologie/croyances, Groupes d’intérêts spéciaux, Électeurs, Activités de loisir.
Cette « philanthropie » est ainsi intégrée de manière indissociable à la stratégie commerciale des entreprises, le but étant d’obtenir les réglementations législatives les plus favorables possibles, tant au niveau local que national, pour l’entreprise. On lit au début de ce même document :
« Notre travail ne se limite pas au lobbying - il consiste à utiliser efficacement toutes les armes et munitions (c’est-à-dire les alliés et les relations) nécessaires aux niveaux local et étatique pour accomplir notre mission. »21,a
En 1996, Steve Parrish, vice-président senior des affaires corporatives de PM USA, énonce clairement les objectifs politiques derrière les dons de la firme.
« Notre programme de contributions constitue également un élément essentiel de notre effort global visant à améliorer de manière mesurable l’image de Philip Morris auprès des publics externes à l’échelle mondiale […] Il s’agit là d’un moyen extrêmement visible et efficace de souligner dans l’esprit du public que Philip Morris se soucie des autres et que ses employés se soucient de leurs voisins et de leurs communautés, ce qui rendra d’autant plus difficile pour nos adversaires de diaboliser notre entreprise et nos employés. »22,b
Car les cigarettiers ont compris depuis longtemps qu’ils ont un fort intérêt commercial à modifier leur image auprès du public et des politiques. En 1998, le PDG de British American Tobacco Martin Broughton fixe les objectifs de la firme, alors confrontée à des procès entachant son image :
« La nouvelle British American Tobacco plc [société anonyme] doit retrouver une réputation de fiabilité et de réactivité si nous voulons conserver et développer l’engagement des employés et obtenir l’accès et l’influence dont nous avons besoin à l’extérieur. »23,c
Joshua Slavitt, directeur de planification « Responsabilité Sociale des Entreprises » (RSE) chez PM USA ne dit pas autre chose lorsqu’il appelle en 1998 à « faire en sorte que nos contributions charitables soient guidées par nos objectifs commerciaux d’entreprises » et que pour juger de l’efficacité d’un programme de charité, il propose de se demander « est-ce en train d’aider politiquement ? »24,d
Les programmes culturels et sociaux des cigarettiers font partie de la responsabilité sociale des entreprises (RSE), identifiée et théorisée comme représentant un avantage commercial déterminant par British American Tobacco en 2010.
« Selon nous, la RSE consiste à gérer les conséquences sociales, environnementales et économiques de notre activité de manière […] à améliorer ainsi la viabilité commerciale. »25
C’est pourquoi la RSE des industries du tabac est vivement remise en cause par les experts de la prévention. Fooks et coll. (2011) considèrent qu’elle contribue à engager le dialogue avec les instances sociales et politiques, ce qui constitue une étape importante pour modifier l’image de l’industrie du tabac et asseoir son statut d’interlocuteur légitime.26 Les dons caritatifs servent aussi de stratégie de diversion, détournant l’attention de la société des dommages causés par l’industrie du tabac.27
Selon les mots de l’Institut national du cancer des États-Unis en 2008 :
« La seule différence entre le marketing conventionnel […] et la responsabilité sociale des entreprises est que le premier cible les consommateurs potentiels alors que la seconde est plus dirigée sur les parties prenantes et les potentiels régulateurs. »28,e
Les directives d’application de l’article 13 de la Convention-cadre de l’OMS pour la lutte antitabac (CCLAT) (qui stipule une interdiction générale de publicité, de promotion et de parrainage pour les produits du tabac) recommandent de proscrire les pratiques de RSE de l‘industrie du tabac car il faut les considérer comme une forme de promotion commerciale.
« Les parties devraient interdire les contributions des compagnies de tabac à toute autre entité pour des “causes socialement responsables”, car c’est une forme de parrainage [sponsorship]. Les informations publiques sur les pratiques commerciales « socialement responsables » de l’industrie du tabac devraient être interdites car elles constituent de la publicité et de la promotion. »29,f
Aujourd’hui, la CCLAT a été ratifiée par plus de 180 pays. Pourtant, 20 ans après sa signature, la Confédération ne l’a toujours pas ratifiée. Cette situation permet à l’industrie du tabac de continuer à exercer son influence dans le pays, augmentant ainsi ses profits au détriment de la santé de la population.
Sensibiliser pour dénormaliser
Il est impératif de dissiper l’illusion de l’industrie du tabac et de dévoiler son faux-semblant philanthropique. Lorsqu’elle fait des dons, ce n’est pas pour contribuer véritablement à la société, mais pour protéger ses propres intérêts commerciaux. Car les fabricants de cigarettes sont pleinement conscients que les dons « sans contrepartie » (aspect sur lequel ils insistent) créent un sentiment d’obligation chez les bénéficiaires. L’amélioration de son image, la normalisation, l’accès aux élites politiques et culturelles, et la création d’un réseau de partenaires redevables sont autant de priorités identifiées dans son agenda commercial. L’industrie cherche à tout prix à faire oublier les conséquences sanitaires, sociales et environnementales dévastatrices de son activité.
Dès lors, il s’agit de dénormaliser le soutien de l’industrie du tabac et d’informer les organisations qui dépendent de son argent pour mener leurs missions d’intérêt général du caractère non-éthique de ce financement, tout en les aidant à trouver d’autres sources de financement.
Décisions politiques
En 2024, l’enjeu politique est la traduction de l’initiative « Enfants sans tabac » dans la loi. Les milieux économiques, alliés à l’industrie du tabac, font en sorte d’introduire des exceptions et d’exclure le parrainage de la définition de la publicité. Il est essentiel que le législateur résiste à ces pressions et élabore une loi qui reflète fidèlement et strictement la volonté du peuple suisse.
a Texte original : “Our job is not just lobbying - it is the effective utilization of all weapons and ammunitions (i.e. allies and relationships) needed at the state and local levels for achieving our Mission.”
b Texte original : “The continuation and careful focusing of our contributions program also is a critical component of our overall effort to make a measurable improvement in Philip Morris’ image […] In our view, it is an extremely visible and effective way to underscore in the public mind that Philip Morris cares, and has employees who care for their neighbours and for their communities - thus making it that much more difficult for our opponents to demonize our company and our people.”
c Texte original : “The new British American Tobacco plc [public limited company] needs to regain a reputation of being trustworthy and responsive if we are to retain and develop the commitment of employees and gain the access and influence that we need externally.”
d Texte original : “Have our charitable contributions driven by our corporate business objectives.” et “Is it helping politically ?”
e Texte original : “The only difference between the conventional marketing […] CSR is that the former targets potential customers, while the latter is more concerned with stakeholders and potential regulators.”
f Texte original : “The Parties should ban contributions from tobacco companies to any other entity for “socially responsible causes”, as this is a form of sponsorship. Publicity given to “socially responsible” business practices of the tobacco industry should be banned, as it constitutes advertising and promotion.”
Impressum
Ce décryptage a été réalisé sur la base du rapport «Une générosité intéressée. Parrainage des organisations culturelles et contribution aux organisations de bienfaisance.» écrit par Hugo Molineaux (AT-Suisse/ OxySuisse).
Ecrit par :
Michela Canevascini, Hugo Molineaux, Pascal Diethelm (OxySuisse).
Direction artistique et mise en page : Adrien Bertchi
Crédits photos : GettyImages, AdobeStock
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