La science au service de l’argent

Deux professeurs de renom au service de l’industrie du tabac

L’étude de l’UZH est donc menée par deux chercheurs, les professeurs Wolf et Kaul. Wolf est professeur en économétrie et statistiques appliquées au Département d’économie de l’UZH et Kaul est professeur en économie politique à l’Université de Saarland en Allemagne. PMI se targue du fait que des professeurs de renom, employés par des universités prestigieuses, ont démontré l’inefficacité du paquet neutre.¹³ Les résultats de l’étude sont d’ailleurs largement relayés par PMI et par les autres cigarettiers en s’appuyant sur cet argument.

Mais il s’avère que ces deux professeurs, ainsi que les deux autres membres de l’équipe de recherche, travaillent pour la société de consultants Institute for Policy Evaluation (IPE), basée en Allemagne. Kaul en est même le fondateur et le directeur. Un document resté confidentiel jusqu’en mai 2023¹⁴ révèle que cette société est en fait le contributeur principal du projet de recherche : les deux tiers du budget lui reviennent.

Pourquoi le rôle de cette société n’a-t-il pas été divulgué ? IPE a pourtant joué un rôle considérable dans le cadre de la procédure judiciaire contre l’Australie, durant laquelle différents acteurs ont affirmé que l’introduction du paquet neutre y était contraire aux accords de l’Organisation mondiale du commerce (OMC). La société IPE a notamment été engagée par l’un des plaignants^d pour produire des rapports alimentant sa plainte, également rédigés par Kaul et Wolf. Or, il s’est avéré que ce plaignant avait été soutenu financièrement par PMI dans cette action.^15-17 On peut donc présumer qu’IPE avait été engagée, directement ou indirectement, par PMI pour réaliser l’expertise nécessaire.

Un conflit d’intérêts couvert par le rectorat

En 2015, Pascal Diethelm demande au recteur de l’UZH, le professeur Michael Hengartner, de retirer les deux articles du site de l’institution, au motif que ceux-ci présentent plusieurs points problématiques.^18-20 Mais l’UZH ne prend pas ses responsabilités. Elle se contente de charger un expert externe d’évaluer les articles des deux professeurs en ne lui donnant accès qu’aux documents de base et en excluant de son mandat les questions éthiques et déontologiques.

À la suite de cette expertise externe,²¹ l’UZH déclare que « les allégations selon lesquelles les working papers^e sont erronés ont été réfutées. Sur la base de la recommandation de l’expert, la direction de l’Université a décidé de laisser les documents de travail sur le site web de l’Institut d’économie […] ».^{f, 22}

Soupçonnant une ingérence de PMI dans le processus de recherche, Pascal Diethelm demande alors accès au contrat signé entre l’UZH et PMI. Le contrat lui est transmis²³ mais une annexe qui y est mentionnée est manquante. Malgré sa demande, l’accès à cette dernière lui est refusé :

« L’annexe est simplement la proposition de recherche. Nous ne diffusons pas les propositions de recherche de nos professeurs, car elles contiennent des secrets commerciaux, y compris, par exemple, leurs plans de recherche pour les années à venir. Veuillez noter qu’il s’agit d’une politique standard qui est partagée par pratiquement tous les établissements d’enseignement supérieur (peut-être même tous – je ne connais pas d’exception). »^g (Pr Michael Hengartner, recteur de l’Université de Zurich).

En mars 2023, chargé par le Fonds de prévention du tabagisme de la Confédération de documenter l’affaire, Pascal Diethelm écrit à l’UZH pour obtenir tous les documents disponibles liés au projet de recherche. En mai 2023, soit presque dix ans après le début de l’affaire, il constate avec surprise que, parmi les documents que lui transmet l’UZH, se trouve l’annexe qui lui avait été refusée précédemment.²⁴ Ce document^{14, h} se révélera explosif : il montre que PMI avait le contrôle total sur le projet de recherche, violant ainsi de façon flagrante le principe de la liberté académique.

Un impact négatif sur les politiques de santé publique

Réalisée dans un contexte international tendu pour l’industrie du tabac, l’étude devait « prouver » que le paquet neutre ne fonctionnait pas en Australie, afin de gagner les différents procès engagés et d’éviter que d’autres pays ne suivent l’exemple australien.

• En 2011, Philip Morris Asia intente une action en justice contre le gouvernement australien, arguant que l’introduction du paquet neutre viole un traité bilatéral entre Hong Kong et l’Australie en portant atteinte aux investissements de Philip Morris Asia et en bafouant la propriété intellectuelle.
• En 2012, le Royaume-Uni lance une consultation pour évaluer si le paquet neutre pourrait être un moyen efficace de lutte contre le tabagisme. Cependant, aucune décision n’est prise à l’issue de la consultation et, le 12 juillet 2013, soit quatre jours avant que l’UZH ne signe son contrat avec PMI, le gouvernement britannique annonce qu’il attendra les résultats australiens avant de légiférer.ⁱ
• La même année, trois pays soutenus par l’industrie du tabac (l’Ukraine, le Honduras et la République dominicaine, suivis plus tard par Cuba et l’Indonésie) entament une procédure de règlement des différends contre l’Australie devant l’OMC, arguant que le paquet neutre constitue une violation de ses traités et affirmant que cette mesure porte atteinte à la propriété intellectuelle et au droit des marques et constitue des obstacles illégaux au commerce.

En signant le contrat de recherche avec PMI et en lui fournissant ainsi la « crédibilité scientifique » dont elle avait besoin, l’UZH s’est positionnée du côté de l’industrie du tabac dans ces procédures. Elle a participé à sa tactique de déni de l’efficacité du paquet neutre dans le but de saboter la mise en œuvre de la mesure par les pays soucieux de suivre les recommandations des autorités sanitaires internationales.^j

PMI avait le contrôle complet sur la recherche

L’annexe au contrat entre l’UZH et PMI montre clairement que ce dernier avait mis en place des mécanismes de contrôle sur le projet de recherche (entre guillemets, les extraits du contrat et de l’annexe) :

• Des réunions régulières sont organisées entre les chercheurs et PMI. Le travail de recherche comprend « des réunions régulières entre les membres de l’équipe de PMI et les membres de notre équipe, des conférences téléphoniques régulières et une communication fréquente par courrier électronique [qui] sont inévitables pour atteindre les objectifs de notre projet ».^k
• Plus troublant, les chercheurs indiquent que les objectifs stratégiques à long terme de la recherche seront définis selon les critères suivants :
  • « Quelles orientations valent la peine d’être poursuivies du point de vue de PMI ? »^l
  • « Quels développements de la recherche sur le paquet neutre (en Australie) dans la prévention du tabagisme constituent une menace pour les intérêts de PMI ? »^m
• En outre, PMI décide si les résultats seront publiés ou non et sous quelle forme : « En fonction de l’évaluation interne de PMI, il sera déterminé si les résultats de l’analyse doivent être présentés à un public plus large et sous quelle forme »ⁿ et, plus loin, « il appartient à PMI de décider si le document sera finalement publié et sous quelle forme ».^o De plus, il est indiqué qu’à chaque phase de l’étude, un rapport « sera rédigé pour l’usage interne de PMI uniquement ».^p
• Dans le contrat, il est également précisé que l’UZH est tenue au secret. Elle n’est pas autorisée à révéler « l’existence ou les termes de cet accord ou tout autre aspect de la relation entre les parties »^q sans l’accord écrit préalable de PMI, ni à répondre aux médias sans son accord : si elle est contactée par un organe de presse, l’UZH n’est pas autorisée à répondre aux questions relatives au projet et doit en informer PMI.^r

Les conflits d’intérêts des chercheurs n’ont pas été déclarés

Les chercheurs se trouvaient en situation de conflit d’intérêts, mais cela n’est clairement mentionné dans aucun des documents rendus public. Or on sait, comment nous l’avons mentionné auparavant, que Kaul était le fondateur et le directeur d’IPE, la société de consultants partenaire de PMI, et que Wolf y travaillait en tant que chercheur.²⁶ L’annexe secrète indique que la société IPE était le contributeur principal de ce projet, un tiers du budget revenant à l’UZH et deux tiers à la société IPE. On peut donc présumer qu’il y a eu un contrat séparé entre PMI et IPE pour cette deuxième (et majoritaire) partie.

La deuxième situation de conflit d’intérêts est fondamentale : il est impossible d’accepter un mandat d’une compagnie de tabac se rapportant à une question de santé publique sans être – et de façon inéluctable – dans une situation de conflit d’intérêts. Il y a une incompatibilité essentielle entre la mission des deux professeurs, qui est de défendre la connaissance scientifique et d’assumer une responsabilité envers la société, et la défense des intérêts de la multinationale du tabac.

La position des Nations Unies et de l’Organisation mondiale de la santé (OMS) est claire sur ce sujet : « Il y a un conflit fondamental et inconciliable entre les intérêts de l’industrie du tabac et ceux de la santé publique. »^27-29

L’UZH a bradé son indépendance scientifique en servant de prête-nom

Le fait que toute l’équipe de recherche travaillait en fait pour la société IPE et que les deux tiers du budget lui étaient consacrés indique que l’UZH faisait simplement office de prête-nom afin d’apporter une certaine crédibilité au projet de recherche. L’annexe se termine d’ailleurs par la remarque suivante : « Dans le cas improbable où l’UZH ne souhaiterait pas passer de contrat avec PMI, IPE prendra en charge tous les services décrits dans la présente proposition. La dotation en personnel ainsi que le budget total ne seraient pas affectés dans ce cas. »^u La société IPE était donc prête à reprendre l’ensemble du projet, avec le même budget et le même personnel.

Si PMI avait simplement mandaté IPE pour mener ces travaux, les résultats auraient été considérés comme une étude de plus produite par un organisme à la solde de l’industrie, dont la crédibilité scientifique est quasi nulle.

PMI avait donc un besoin criant de faire croire que l’étude avait été menée par des chercheurs sérieux et indépendants. Le fait que l’UZH, une institution au rayonnement international,^v ait accepté de collaborer avec elle sur ce projet a donc été une aubaine pour PMI, qui n’a pas manqué d’exploiter ce prestige dans sa communication, comme le montre, par exemple, un extrait de la lettre de PMI à Michael Moore, directeur de l’association de santé publique d’Australie, en 2014 : « Vous avez peut-être manqué cet article lorsqu’il a été publié dans la prestigieuse série de working papers du Département d’économie de l’Université de Zurich [...]. Si vous aviez vu ce rapport, vous sauriez que […] les experts n’ont pu trouver aucune preuve d’un effet du paquet neutre. »^w,30

Les deux articles n’ont pas été publiés dans un journal à comité de lecture

L’étude a été mise en ligne sur le site de l’UZH sans avoir été examinée par des experts indépendants. La relecture par des pairs indépendants est pourtant une pratique standard en académie et atteste du sérieux d’un article.

Lors de leur audition en mars 2014 par l’équipe de la Chantler Review au Royaume-Uni, qui avait pour but d’évaluer l’état des connaissances sur l’efficacité du paquet neutre, Kaul et Wolf avaient pourtant affirmé qu’ils publieraient leurs résultats dans un journal à comité de lecture : « Nous avons publié tous nos articles dans des revues à comité de lecture, il n’y a donc aucune raison de s’arrêter là. »^x,32 Pourquoi alors leurs articles n’ont-ils pas été publiés dans une telle revue ? Les auteurs n’ont jamais communiqué les raisons exactes de cette absence de publication.

L’étude comporte de (nombreuses) failles méthodologiques

L’omission de variables explicatives

Dans l’annexe au contrat, les chercheurs précisent : « Il est crucial de décrire en détail la réglementation concernée et les autres mesures politiques pertinentes prises par le passé. Si les interventions politiques sont conjuguées, il est souhaitable de distinguer les effets de chaque mesure. Dans le cadre de la phase 2, nous documenterons donc, sur la base du matériel et des informations fournies par PMI, les interventions réglementaires afin d’identifier les changements significatifs de l’environnement réglementaire au cours des années précédentes, y compris les augmentations de taxes et de prix ainsi que les changements dans les politiques de lutte contre le tabagisme. Ces changements réglementaires seront ensuite codés de manière à ce que les informations pertinentes puissent être incluses dans une analyse statistique. »^y Cependant, ces variables n’ont pas été prises en compte dans le modèle statistique final, sans que les auteurs n’expliquent cette omission, bien qu’ils aient reconnu par la suite les faiblesses d’une telle procédure.

Farley et Diethelm ont, quant à eux, réanalysé les mêmes données en incluant cette fois les trois autres mesures réglementaires prises par l’Australie : l’augmentation du prix du paquet de cigarettes, l’interdiction de fumer dans les établissements publics et l’utilisation d’images « choc » sur les paquets. Leur modèle réfute clairement les résultats de Wolf et Kaul, en montrant un effet du paquet neutre statistiquement significatif. Leurs résultats ont été publiés en 2015 et 2017 dans le journal à comité de lecture Tobacco Prevention and Cessation.^33,34 Ils ont été utilisés comme référence principale dans une revue systématique Cochrane sur la conception du paquet de cigarette pour réduire le tabagisme, menée en 2017, qui a exclu les études de Wolf et Kaul pour des raisons méthodologiques.³⁵

Wolf et Kaul n’ont pas suivi leur protocole de recherche, qui était pourtant parfaitement logique. S’ils l’avaient fait, ils auraient obtenu un résultat contraire aux intérêts de leur financeur, ce qui fournit une explication plausible à ce changement de stratégie.

Un manque d’autocritique

Les auteurs des deux articles ne remettent jamais en question la méthodologie employée dans leur étude, alors que celle-ci présente de nombreuses failles, mais au contraire la présentent comme la meilleure approche possible. Celles-ci auraient dû être au moins discutées dans les deux articles, comme le veut la pratique habituelle dans toute publication scientifique de qualité.

Un modèle statistique inadapté

Pour leur étude, les chercheurs se sont basés sur l’hypothèse que la diminution du tabagisme suivait une pente linéaire. Or, cette hypothèse est infondée, comme l’ont montré d’autres études, telles que celles de Wakefield et al., publiées en 2008 et 2014.^36,37

Faiblesse de la puissance statistique

Le modèle utilisé par les deux chercheurs manquait cruellement de ce que les statisticiens appellent la « puissance » : leurs analyses n’étaient pas en mesure de détecter une efficacité significative du paquet neutre.^38-40